PENSER L’EDUCATION DES FILLES AU DEBUT DE LA REVOLUTION
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Présentation
Né à Paris, l’auteur du texte, Jean-Jacques bachelier (1724-1806), fut admis en 1752 à l’Académie royale de peinture et de sculpture, il est nommé en 1755 décorateurs des Bâtiments du Roi, puis devient directeur de l'école gratuite de dessin dont il est à l’origine de la fondation en 1766. Cette école est d’abord sise rue de l’École-de-Médecine puis déplacée en 1775. Elle bénéficie de subventions et son nom, école royale, puis école nationale et enfin impériale, changea au gré des régimes politiques. Jean-Jacques Bachelier s’intéresse particulièrement aux aspects technologiques. Il est l’auteur de plusieurs traités d’éducation à succès : Discours sur l'utilité des écoles élémentaires en faveur des arts mécaniques prononcé le 10 septembre 1766, réédité en 1792 ; Mémoire sur l'école gratuite de dessin (1774) ; Mémoire sur l'éducation des filles (1789) ; Projet d'un cours public des arts et métiers (1789), Mémoire historique de l'origine et des progrès de la manufacture nationale de porcelaine de France (1799).
En abordant ici l’éducation des filles Jean-Jacques Bachelier souligne une question importante déjà évoquée en 1783 par Choderlos de Laclos dans une réponse à une question de l’académie de Châlons-sur-Marne : Quels seraient les meilleurs moyens de perfectionner l’éducation des femmes ? Dans les années 1780 cette thématique éducative est donc dans l’esprit du temps. Jean-Jacques Bachelier essaie ainsi dans ce traité, de proposer, face à un constat, des solutions qu’il va chercher dans un fonctionnement déjà existant (École royale de dessin). Son texte se compose de deux ensembles : une analyse de la place des femmes dans la société et une proposition de création d’un institut pour former deux cents jeunes filles. Par ailleurs, à la différence de ce que lui avait permis Louis XV avec l’instauration de l’école de dessin, les troubles révolutionnaires ne lui permettent pas de mener à bien cette nouvelle entreprise, qui resta, à l’époque, du domaine de l’utopie éducative. Les précisions apportées par Jean-Jacques Bachelier en notes sont très intéressantes car elles conduisent à mieux comprendre l’état d’esprit d’une époque, sous la plume d’un homme qui appartient encore, malgré ses analyses, à l’Ancien Régime.
Transcription
Jean-Jacques Bachelier, Mémoire sur l'éducation des filles présentées aux États Généraux, Paris, 1789, p. 9-14 ; p. 20-24.
On écrit depuis nombre d'années sur l'éducation des femmes. Des citoyens estimables, en traitant savamment cet important sujet ont exposé différentes vues également sages et lumineuses : leur but a été de déraciner, les vices et les abus de cette éducation et de développer les vrais principes qui doivent en être la base. […]
Les impressions que nous recevons dès le berceau ne s’effacent jamais les femmes qui sont nos premières institutrices sont aussi les mères et les nourrices de nos préjugés et le pouvoir qu'elles acquièrent sur nous augmente en proportion du penchant qu'elles nous inspirent. […]
Il est temps enfin de rompre cette chaîne de désordres et de crimes ; il est temps de procurer à ce sexe une nouvelle existence et de le remettre dans la voie des bonnes mœurs dont il ne se serait jamais écarté s'il n'avait jamais manqué des secours que la vertu peut avouer. Ouvrons-lui la carrière des arts mécaniques, sa délicatesse n'a jamais été qu'un prétexte faux pour l'en exclure; son intelligence, son adresse, sa patience reconnues, sont des titres pour l'y admettre1. Vous la dites faible et peu propre aux travaux pénibles, et vous avez chaque jour sous les yeux mille preuves de sa force, de son courage, de sa confiance. Arrêtez un moment vos regards sur cette femme vertueuse qui donne le spectacle le plus touchant de la tendresse maternelle, celui d'allaiter son enfant : vous verrez pendant le jour entièrement livrée aux détails de son commerce, de sa maison ; la nuit sacrifier son repos aux fréquents besoins de cet enfant chéri, et résister aux fatigues et à l'insomnie. Transportez-vous auprès du lit d’un malade, vous le trouverez toujours entre les mains compatissantes des femmes ; vous les verrez sans cesse occupées des moyens de soulager, de consoler l’humanité souffrante, dompter le sommeil malgré les fatigues continuelles dont elles ont été accablées pendant le jour. Vous dites ce sexe faible et délicat ! Venez le voir l’hiver, courbé sur le bord des rivières, les mains dans la glace, commencer avant le jour un travail pénible, qu’il continue bien avant dans la nuit ; l’été dans les campagnes, brûlé par le soleil, faner, moissonner, récolter et partout traîner, porter des fardeaux énormes, et partager souvent les plus rudes travaux, malgré la modicité de son salaire, toujours inférieur à celui des hommes. Les différents travaux de la plupart nos métiers, de nos manufactures2, de nos fabriques, ne sont donc au-dessus de leur force ni de leur conception. Ayant plus de difficulté que nous pour s’expatrier, elles ne pourraient porter à l’étranger nos découvertes, qu’il n’a souvent connues que par l’émigration de nos ouvriers. Elles sont d’autant plus propres à tous les ouvrages sédentaires, qu’ayant moins de places à remplir dans l’ordre actuel de la société et n’ayant aucune part aux honneurs et aux grades qui font l’objet de l’ambition inquiète des hommes, elles s’attachent davantage à l’état qu’elles ont pris et qu’elles ont moins d’occasion de quitter ; elles sont aussi plus sobres, moins dissipées et elles donnent conséquemment plus de temps de travail. Leur imagination n’est ni moins vive ni moins féconde que la nôtre ; elles ont plus de patience et sont plus susceptibles que nous de l’application nécessaire pour perfectionner la plupart de nos inventions ; elles seraient même, par leur adresse naturelle, plus propres que les hommes à tous les ouvrages qui exigent de la délicatesse3, si par des leçons élémentaires on cherchait à développer le germe des talents dont chacune est douée.» […]
Détail sur l’établissement d’un institut destiné à l’instruction des jeunes filles
Cet établissement aurait pour objet l’instruction d’un sexe dont on a jusqu’ici négligé l’éducation, pour ne penser qu’à celle des garçons : les académies, les collèges et les pensions ne sont ouverts que pour eux.
Une école publique destinée à l’instruction gratuite de deux cents jeunes filles, servirait d’expérience pour constater les avantages qui en résulteraient. On observe que cet essai ne coûterait rien à l’État : les revenus nécessaires à sa dotation sont trouvés. Les meilleurs maîtres et maîtresses donneraient à ces jeunes élèves les connaissances relatives aux différentes professions qu’elles pourraient embrasser, c’est-à-dire celles de tous les travaux qui ont les arts pour objet, et dont le dessin est la base.
Les arts mécaniques, envisagés dans la multitude de leurs productions, présentent au premier coup d’œil un ensemble effrayant, attendu le nombre et variété des procédés ; mais en établissant des principes sur le rapport des moyens, sans avoir égard à la forme et à la qualité des matières, on parviendra cependant à simplifier l’idée que présente leur universalité.
1er. On ne doit entreprendre le travail des arts mécaniques qu’après avoir étudié deux ans au moins les éléments de la géométrie pratique et du dessin.
2ème. Nous ne considérons points les différents talents sous la dénomination absurde des professions qui les ont distingués jusqu’à présent, mais suivant qu’ils auront plus ou moins besoin de réunir et de perfectionner l’exercice des moyens dont les génies créateurs ont enrichi les arts et l’industrie.
La connaissance et l’exercice de tous les procédés des arts, forceront de nouvelles applications combinées sur une multitude de rapports ignorés.
L’élève assez intelligent pour employer avec distinction tous ces moyens, serait capable de professer tous les talents mécaniques au plus haut degré de perfection où ils puissent atteindre.
Nous n’espérons pas qu’un seul sujet entreprenne d’exercer tous ces arts, mais nous croyons qu’en les lui faisant étudier souvent et successivement, nous découvrirons plus aisément et plus sûrement le germe des talents que la nature lui a donnés.
Les parents qui voudraient profiter de cette éducation pour leurs filles, les feraient inscrire chez le Curé de leur paroisse ; et sur leur certificat de bonnes mœurs, elles seraient reçues au nombre des élèves.
Les enfants se rendraient à leur paroisse, les jours de classe, à heures indiquées ; les conductrices choisies par Mrs les Curés les y viendraient prendre et les y ramèneraient.
Objets de leurs études
La Religion,
L’écriture et le calcul,
L’Orthographe,
La Géométrie-pratique,
Les langues vivantes,
La Géographie,
Le Dessin dans tous les genres,
Les Talents de l’Aiguille, L’Horlogerie,
Le Tour et ses dérivés,
La Tapisserie,
La Ciselure,
La Gravure,
La Musique,
La Broderie en soie, métal et autres matières,
La Fabrication des outils de Mathématiques,
L’Optique,
Le Guilloché,
Le Revidé,
La Joaillerie.
Deux cents enfants choisis par Mrs les Curés seraient fournis dans la classe, de tout ce qui est relatif à l’instruction ; savoir, livres, matériaux et outils de toute espèce.
L’éducation commencerait à sept ans et finirait à quatorze : on ne recevrait point de sujet qui ne sachent lire.
Comme la plupart des particuliers répugnent à profiter des établissements de bienfaisance, parce qu’ils semblent humilier ceux qui les reçoivent, l’auteur ferait payer une contribution assez légère pour qu’elle soit à la portée de toutes celles qui ne seraient pas du nombre des deux cents.
Les citoyens seraient donc autorisés à y fonder des places d’élèves, pour acquérir le droit de nommer, pendant leur vie ou à perpétuité, les sujets qu’ils auraient choisis.
Il serait accordé des prix des maîtrises et des apprentissages, pour exciter et soutenir l’émulation des élèves, ainsi qu’il se pratique dans l’École royale de dessin.
Un but aussi utile et dont l’influence peut s’étendre sur les mœurs, ne doit être formé que sous les auspices de sa Majesté : en offrant de nouvelles ressources à l’industrie, elle acquerra des droits éternels à la reconnaissance de la postérité.
- 1
Le Roi a sans doute regardé l’éloignement où l’on tenait les femmes des différents genres d’industrie, comme injuste et contraire aux intérêts de l’État. Écoutons ce Monarque bienfaisant : « Les professions, dit-il dans son édit d’août 1776, qu’il sera libre à toutes personnes d’exercer indistinctement, continueront d’être une ressource ouverte à la partie la plus indigente de nos sujets. Les droits et les frais pour parvenir à la réception dans lesdits corps et communautés, réduits à un taux très modéré et proportionné au genre et à l’utilité de l’industrie, ne seront plus un obstacle pour y être admis ; les filles et femmes n’en seront point exclues. »
Le Roi a donc jugé les femmes dignes d’être admises en concurrence avec les hommes dans toutes les professions qu’elles pourraient embrasser. L’on sent dès lors les avantages infinis d’un établissement où elles pourraient apprendre des éléments de tous les arts.
- 2
L’on conçoit aisément qu’à mesure que les femmes pourraient être employées aux différents ouvrages des métiers et des manufactures, elles y remplaceraient des hommes robustes que la paresse et la cupidité attirent dans les villes et que l’agriculture réclame. N’est-il pas honteux de voir des hommes faire des bas au métier, coudre des habits, fabriquer des tapisseries, des tapis, les étoffes à graver en bois pour imprimer les toiles peintes, armoirier de la vaisselle, manier l’aiguille, broder, tricoter et faire du filet ! C’est le délire d’Hercule.
- 3
À Genève des milliers de femmes sont employées aux travaux de la gravure et de l’horlogerie, de l’émail : des ouvrages en acier et dans d’autres genres n’en occupent pas moins en Allemagne et en Angleterre. En France, où elles ont toujours été plus libres et moins instruites, elles n’ont jamais dû leur mérite qu’à l'impulsion de leur génie. Consultez les fastes de l’histoire, les précieux dépôts des académies, des bibliothèques, les riches monuments des arts, partout vous trouverez des traces de leurs talents et des succès qui les ont couronnés. Nous pourrions même en citer un grand nombre qui jouissent actuellement d’une célébrité justement acquise, soit dans les lettres, soit dans les beaux-arts, si la crainte de blesser leur modestie ne nous imposait silence.
On se plaint que dans l’éducation publique des hommes, les mêmes leçons données uniformément à un grand nombre de sujets tous différents d'esprit et de caractères, ne produisent qu’un effet très borné. L’esprit vif saisit promptement ; l’enfant d’une conception lente, est toujours en retard, se dégoûte et cesse de faire des efforts infructueux. Dans l’institut que nous proposons, la réunion des diverses instructions découvrirait à chacune des élèves l’espèce de talent dont la nature aurait mis en elle le germe précieux.
Il en est en Angleterre un état justement honoré, parce qu’il est vraiment utile ; les gouvernantes anglaises, bien différentes des femmes qui portent ce nom en France, ne sont point dans un état de domesticité, sur toutes les conditions. Les femmes assez fortunées pour subsister sans le produit de leur travail, doivent au moins se mettre en état d’apprécier le mérite de l’artiste ou de l’ouvrier et jouissent d’une grande considération ; communément de sont des filles de ministres qu'une éducation très éclairée. Cette classe d’institutrices inconnue dans nos mœurs, l’établissement dont nous parlons pourrait en fournir.
La connaissance des arts mécaniques, étend son utilité sur toutes les conditions. Les femmes assez fortunées pour subsister sans le produit de leur travail, doivent au moins se mettre en état d’apprécier le mérite de l’artiste ou de l’ouvrier qu’elles emploient ; c’est par ce discernement qu’elles ne seront plus exposées à payer à l’impéritie ou à l’avidité le tribut qu’on ne doit qu’à l’industrie.
Cette éducation ne sera donc pas un simple ornement pour les filles nées dans l’aisance ; elle sera une richesse réelle pour les filles indigentes, dont les talents deviendront la dot.
Enfin les sciences et les arts ne se perfectionnent que dans ces écoles publiques. La discipline plus exacte donne plus de force au corps et plus d’énergie à l’âme : l’émulation, qui dès les premières études développe dans les hommes le germe des talents, l’émulation nécessairement plus refroidie dans l’éducation des couvents, s’allumera par l’exemple et par la concurrence, et les prix proposés aux efforts des élèves, et décernés avec éclat, ne trouveront pas moins de passion pour la gloire dans un sexe qu’elle a souvent rendu rival du nôtre.