LE PRÉCEPTORAT D’UN NOBLE RUSSE

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Présentation

Depuis 1779 au service du comte russe Alexandre Stroganov (1733-1811), membre écouté de l’entourage immédiat de Catherine II, Gilbert Romme (1750-1795) a conduit son élève Pavel (1774-1817), jeune fils de son employeur, sur les chemins de l’Empire russe et sur les immenses terres qu’il gouvernera un jour, l’a initié aux sciences naturelles, à la géopolitique, à l’économie, etc. Il rentre en France en août 1786 avec Pavel, le comte le considérant comme un modèle, un second père pour son rejeton. Il l’incite à lui faire découvrir la France des Lumières, dans laquelle l’adolescent retrouve son cousin, Grigori Aleksandrovitch Stroganov (1770-1857), confié à un autre précepteur, Démichel. La rencontre se fait dès l’arrivée à Strasbourg, où les quatre hommes assistent avec scepticisme aux séances de magnétisme du professeur Koch, disciple de Mesmer. Mais Paris les attire, d’autant plus que Romme y renoue avec la sociabilité des salons. La France n’est cependant qu’une étape dans le Grand Tour offert à Pavel. Il voyage en Suisse dès octobre 1786, et avec son précepteur, rencontre Lavater , Mérian, Murith, naturalistes et minéralogistes qui leur offrent cartes et clés pour observer ce qu’ils découvrent entre Chamonix et la Grand Saint-Bernard, ou de Lucerne à Zurich, de Bâle à Genève, tant dans la nature que dans les exploitations minières qu’ils visitent.

Les dimensions morales de la pérégrination sont sans cesse réaffirmées : des logements simples, des repas frugaux, ni cérémonie ni emprunt dans des comportements qui privilégient la gaieté. Il faut savoir mesurer et économiser ses besoins, rejeter le superflu et les dettes, s’astreindre à l’exercice, aux privations, à l’abstinence pour préserver son âme et son corps sains et favoriser l’exercice de sa raison, « l’essence de l’homme et la source de sa félicité ». Romme partage avec d’autres la conviction que les graines d’un savoir tôt semées marquent infailliblement l’âge de raison. L’éducation demeure première, celle de l’esprit comme celle du corps - qui sera en l’occurrence fortifié par la natation, le manège ou l’escrime. Le précepteur ne définit jamais plus complètement son programme que dans la lettre qu’il envoie en juin 1787 à Grigori Stroganov, non sans en avoir discuté avec le père et l’oncle de ce dernier comme avec Démichel. Le stoïcisme, si cher aux milieux français de la robe, pèse lourdement dans les préconisations, tout entier résumé par cette phrase : « Notre modèle […] aimeroit mieux se priver d’un plaisir que de le devoir aux fatigues et aux veilles de qui que ce soit ». Pour Romme, qui n’est pas totalement rétif au sensualisme, il s’agit aussi de développer la sensibilité tout en apprenant à la dominer, à l’encadrer par la religion et les soutiens de la famille et de l’amitié, à l’investir dans le bien public, l’humanité, la justice, l’honneur national – en un mot, la vertu.

Les itinéraires automnaux qui mènent en 1786 à Genève Romme et son élève sont ponctués de haltes qui sont autant de moments de réflexion, notamment sur les matières religieuses, les sermons de Massillon, ceux des Réformés par la voix écoutée d’Étienne Dumont (future plume de Mirabeau), la comparaison des rites et des croyances, la réunion imaginée des Églises grecque et latine. Jean Senebier, principal de l’académie genevoise, va aider Romme à rencontrer les maîtres de renom dont il va entourer Pavel, portant au plus haut le préceptorat princier. Ce dernier reçoit donc à Genève des cours d’histoire et de religion dispensés hebdomadairement par le presque nonagénaire et très cultivé pasteur Vernet, par ailleurs éditeur de Montesquieu, de Rousseau et de Voltaire, et ipso facto fort loin de vanter la bonne influence de l’Église catholique. Romme est un répétiteur attentif : les connaissances sont retranscrites le soir, de retour à la maison, réexpliquées au besoin, et le maître n’hésite pas à augmenter ses propres connaissances en se fondant dans l’auditoire des cours publics De concert avec lui, Popo apprend ainsi intensivement l’allemand. Les progrès sont lents, la mémoire de l’élève limitée. Jamais cependant cette ouverture aux langues étrangères ne doit produire une acculturation telle que soit oublié le russe, dont l’usage demeure quotidien dans l’intimité. Dans le domaine scientifique, Pavel suit durant cinq mois les cours de chimie de Tingry et de physique de Pictet, fondateur de la Société de physique de Genève et collectionneur de minéraux. L’élève et le maître partagent aussi des heures avec les célèbres naturalistes Saussure, Charles Bonnet et Henri-Albert Grosse. Un peu de paléontologie, favorisée par la découverte d’une défense d’éléphant dans les environs de Genève, permet de discuter les théories de Saussure et de Buffon. Sauf à fréquenter les cours publics de Bertrand, disciple d’Euler, Romme se charge lui-même, à raison d’une heure et demie par soirée, des mathématiques afin de mieux saisir « le système du monde » L’apprentissage du dessin, de l’équitation à partir de novembre 1786, et des armes, grâce un temps au maître d’escrime Miasnikov rencontré à Kiev, celui de l’art des fortifications, puis au printemps 1787 des arts mécaniques à travers l’horlogerie genevoise, complète ce programme. Ni la musique, ni la danse, pour lesquelles l’élève n’éprouve que peu de goût, ne sont au programme, au grand dam de son maître. De ces choix et de ces goûts naissent une personnalité à la fois semblable à celle de son cousin Grigori et quelque peu différente. Si les comparaisons entre les deux enfants sont constantes, même après qu’ils sont réunis, leurs termes peuvent fluctuer dans ce qui devient un exercice de style pour un éducateur à jamais insatisfait.

Transcription

Lettre de Gilbert Romme à Grigori Stroganov

MRM (Museo del Risorgimento, Milan), 26429, cart. 49.

11 juin 1787

Mon cher baron,

Notre réunion n’est donc plus un desir éloigné, c’est un projet discuté et proposé en forme ; qui a reçu la sanction la plus complète par le consentement de M. votre père et de M. votre oncle, et qui est résolu au gré de toutes les volontés pour le mois d’8bre, qui sera le charmant mois des vendanges et de la réunion des amis. Vous êtes et vous allez être plus étroitement uni à Popo. Aux rélations de l’age, à l’analogie des gouts, aux liens du sang vont se joindre ceux de l’amitié ; si, comme je le crois, votre cœur est pur et votre volonté fermement décidée pour le bien. Car il faut ces dispositions pour sentir le besoin d’un ami, pour en bien connoitre les droits et les fonctions et pour savoir se soumettre au jugement et à la volonté de celui qu’on a choisi.

À mesure que vous avancez en âge, votre raison se fortifie et votre cœur s’ouvre sans doute à la sensibilité. C’est cette sensibilité précieuse dont tous les hommes n’ont pas la même dose, qui anime et féconde toute notre vie. C’est elle qui préside à nos plus doux plaisirs, qui nous fait trouver tant de charmes au récit d’une belle action et fomente en nous le desir d’en faire autant, qui nous porte vers le malheureux et nous fait une jouissance de compatir à sa misère. C’est bien aussi cette même sensibilité qui aggrave nos maux et nous agite des plus noirs chagrins ; mais c’est pour l’homme isolé, sans religion et sans amis, que ses benignes influences se changent en amertumes. Celui qui peut épancher ses peines dans le sein d’un ami, en reçoit les plus douces consolations, et du malheur même l’amitié fait sortir des jouissances. Cédez donc m.c. [mon cher] bon à l’impulsion qui vous porte vers Popo. C’est encore la sensibilité qui la détermine et qui jointe à l’amitié, prendra le caractère le plus heureux pour l’un et pour l’autre. Vous connoitrez par elle les sentiers de la vraie gloire ; c’est-à-dire de l’humanité, de la justice, du dévouement au bien public et de toutes les belles vertus de l’homme. Venez donc auprès de Popo pour développer et nourrir en lui et en vous un sentiment que je regarde comme la source de tous ceux qui ennoblissent l’espèce humaine. M. D. [Démichel] et moi nous croirons avoir préparè le complement le plus important de votre éducation, si en vous rapprochant, nous avons déterminé entre vous deux une amitié vraie, solide et durable. Cette association aura bien d’autres avantages ; elle va rendre plus vifs et plus précieux encore les sentimens qui vous attachent à vos parens et à la Russie. Vous en ferez le sujet de vos entretiens, vous parlerez votre langue et en vous rappellant quelques pratiques de votre patrie, vous sentirez mieux que vous ne vous en êtes éloignés que pour reparoitre un jour au milieu de vos parens et en présence de vos supérieurs, plus dignes de la tendresse des uns et de l’accueil des autres.

Depuis que notre projet est arrêté, je sais, m. c. bon que vous me devenez plus cher. J’aime à m’entretenir et raisonner avec vous sans reserve et avec confiance, comme je desirerois que vous le fissiez avec moi.

Il fut un temps où la pétulance de votre age eut été un obstacle aux bons effets de cette association, mais maintenant j’augure si bien de votre raison et de l’intérêt que vous prenez à votre cousin, que si sa vivacité ou sa légéreté l’écartoient quelquefois de l’ordre, vous nous aideriez sans doute à l’y ramener et à l’y maintenir par vos conseils et votre exemple. Vous êtes plus âgé que lui, et vous avez un commencement d’expérience du monde, qu’il n’a pas encore, et que j’aimerois qu’il prît de vous plus que de tout autre, parce que je crois à votre circonspection et à votre prudence.

Mais pour mieux savoir ce que nous sommes, essayons d’esquisser le tableau des perfections auxquelles il est permis à l’homme d’atteindre par une éducation soignée. Une comparaison facile fera connoitre combien nous sommes éloignés de notre modèle, et ce qu’il nous reste à faire pour lui ressembler. Vous sentez qu’un tableau pareil s’il etoit complet feroit un gros livre et je ne veux faire qu’une lettre.

Notre modèle est sain de corps, vigoureux, rompu à tous les exercices qui donnent de l’agilité, de la force et de l’adresse ; comme l’équitation, la natation et l’escrime etc. Il connoit la fatigue et ne la redoute pas. Il a fait une étude courte et aisée de la meilleure maniere de se conserver en santé, et il suit un régime sain, agréable même et facile à suivre partout. Il est sobre et modéré dans tous ses besoins physiques, parce que ce n’est point à les satisfaire qu’il met ses plus douces jouissances. C’est dans sa constitution morale, dans la trempe de son ame, dans l’exercice de sa raison qu’il trouve l’essence de l’homme et la source de sa félicité. Aussi a-t-il donné un soin particulier à déveloper et perfectionner toutes ses facultés intellectuelles. Suivons-le dans les principales scènes de sa vie. Entrez chez lui, vous trouverez un homme affable, franc, toujours gai, simple sur sa personne comme autour de lui, sans prétention, car il ne veut être ni le premier ni le dernier à suivre la mode. Mais respectez ses momens de travail, car il est laborieux. Il partage son tems entre les fonctions de sa place, ses propres affaires domestiques et son instruction ; il donne aussi quelques instans à la societé. Auprès de ses parents il est respectueux empressé, il étudie leurs désirs et tache de leur rendre les soins qu’il en a reçus. Il connoit les devoirs d’un fils envers les auteurs de ses jours et croiroit les mal remplir s’il ne faisoit que ce qu’ils prescrivent. Ses inférieurs aiment à dépendre de lui parce qu’il est accessible, accueillant, juste, modéré dans ses demandes. Il aimeroit mieux se priver d’un plaisir que de le devoir aux fatigues et aux veilles de qui que ce soit. Aussi le sert-on avec zèle et fidélité ; on veille à ses intérêts et l’on étudie ses besoins. Il est aimé de ses supérieurs qui l’accueillent avec distinction, parce qu’il est attentif, exact, intelligent et actif à remplir les fonctions qu’on lui confie, et où il peut déployer son amour de l’ordre, de la justice, du bien public et de l’honneur national. Il a rapporté de ses voyages une instruction solide, une bibliothèque choisie, des dessins et de grands détails sur plusieurs établissemens qu’il a jugé pouvoir convenir à sa patrie. C’est dans ce trésor précieux qu’il puise toutes ses ressources pour le bien public. Il aime et respecte la religion ; il en suit exactement les pratiques, sans superstition ni fanatisme. Il est persuadé que la religion est la source du fondement des bonnes mœurs qu’il distingue dans tous les états, et auxquelles il aime à rendre hommage. Les bonnes mœurs produisent l’union, la concorde et cette confiance générale sans laquelle il n’y a pas de bonheur pour les hommes. Il aime la paix, parce que sans elle les arts, les sciences, le commerce languissent, les peuples souffrent et l’Etat perd de sa splendeur. Il est économe, modéré dans ses besoins personnels, ami de l’ordre : dans les affaires domestiques, il voit tout par lui-même, connoit bien la nature de ses revenus, se plait à les améliorer et à les liquider de toutes dettes ; il n’en confie l’administration qu’à des gens qu’il a examiné lui-même, qu’il dirige, qu’il encourage et qu’il soutient. Aussi jouit-il d’une fortune aisée et il peut sans faire tort à personne, être généreux, dans les circonstances où l’humanité, la bienfaisance, le bien public sollicitent ses largesses.

Dans la société il respecte les vieillards, les femmes et les gens en place. Comme la société est un composé de toutes sortes de caractères, qu’on y voit l’homme brillant et le cynique, le pédant et l’ignorant, l’homme impérieux et le bas flatteur, le bavard et l’homme taciturne, l’ambitieux et l’insouciant, sans choquer personne et sans cesser d’être modeste et réservé, notre modèle s’attache de préférence à ceux qui tiennent le milieu entre ces extrêmes vicieux et qui tâchent à leur imitation d’être ni trop recherchés ni dégoûtants dans leur extérieur ; il n’est point ignorant et ne fait jamais parade de son savoir, il pense et agit en homme éclairé et sent bien que ce n’est pas à lui de parler de ce qu’il fait, et à donner des leçons à qui ne lui en demande pas. Notre modèle est indifférent à la flatterie, méprise les flatteurs et ne flatte personne ; il n’est point taciturne par humeur ou par censure, mais par réserve et par modestie ; s’il parle dans un cercle il n’attaque l’opinion de personne parce que l’on se rassemble non pour disputer comme au collège, mais pour se délasser des occupations du jour, pour lier commerce avec ceux qui en valent la peine et peuvent l’instruire, écouter ceux qui y invitent par une élocution facile et une conversation intéressante ; il ose quelquefois faire aussi des questions et donner ses réflexions, mais sans importance, ni prétention et dès qu’il a donné sa pensée, il évite soigneusement de la défendre avec chaleur ; il aime quelquefois la société, mais il aime par-dessus tout ses devoirs et ses amis, et leur subordonne tout le reste. Avec une conduite aussi soignée, il jouit d’une sérénité charmante, il a souvent une gaieté douce et aimable, parce qu’il est souvent content ; il n’est pas étranger aux plaisirs de la société, il sait y mettre de l’intérêt, de la grâce et de la gaieté, mais il n’est ni follement enthousiaste, ni ne s’en éloigne avec une autorité pédantesque ; il sait qu’à tout âge on est exposé à faire des fautes et à tomber dans l’erreur, c’est alors qu’il sent son insuffisance et a recours à un ami ; il se livre avidemment à lui, lui ouvre son cœur, lui expose ses fautes, bien sûr d’être traité par lui non avec une coupable indulgence et une sévérité repoussante, mais avec justice, avec une vérité franche et des conseils bien réfléchis ; il s’afflige des fautes de son ami, mais ne les passe pas sous silence, et il attaque ses faiblesses ou ses erreurs jusqu’à ce qu’il triomphe, mais il ne murmure pas. Oh ! que les jouissances se multiplient auprès d’un tel ami, et qu’avec lui on aime la vertu.

Après ce tableau, je vous demanderai, si vous aimeriez à rencontrer dans la société de semblables hommes, voudriez-vous leur ressembler et en faire vos amis ? Eh bien, mon cher baron, que ce tableau soit la mesure de votre conduite et que l’intérêt que vous prenez à votre cousin vous engage à examiner de combien il est éloigné de cet heureux modèle. Venez, faites sur lui les observations que votre âge comporte, et dans une confidence amicale attaquez ce qui vous semblera mal et approuvez ce qui vous semblera bon. C’est la plus noble et la plus importante fonction d’un ami, ce doit être la vôtre. Notre ami Démichel nous aidera aussi de son zèle et de ses conseils, et sur quatre que nous allons être tous réunis pour l’agrément commun, si l’un de nous s’écarte par légèreté, par paresse ou par tout autre motif, les trois autres seront contre lui et tiendront la bonne cause.

Cette lettre est longue, je crains bien qu’elle ne vous ait amplement ennuyé, et cependant je désirerais que vous en fissiez le sujet de vos attentions, et que vous me fissiez part des réflexions qu’elle vous suggérera, après l’avoir relue et en avoir conversé avec notre ami Démichel.

Lettre de Gilbert Romme à la comtesse Stroganova, mère de Pavel

GARF (Archives d’État de la Fédération de Russie), Fonds 728

À Genève ce 11e décembre 1787

Madame la comtesse,

Voilà bientôt quatre mois que je n’ai reçu de vos nouvelles, et trois mois que je n’ai eu l’honneur de vous écrire. Notre voyage s’est continué jusques vers la fin d’octobre, quelques embarras de ménage, de nouvelles occupations m’ont détourné jusqu’à présent de notre correspondance. Depuis ma derniere lettre de Strasbourg, le comte Stroganof m’a parlé de mes honoraires pour la premiere fois depuis mon départ de Pétersbourg. Il veut que je les prenne sur la somme qu’il m’envoye pour l’éducation de son fils. Je lui ai répondu que depuis le mois de juin 1785, mes honoraires ne pouvoient avoir de consistance et de mesure que celle qu’il voudroit leur donner, puisque je lui ai rendu à cette époque le contract que le comte Golowkin avoit stipulé entre nous. J’attens sa réponse qui vraisemblablement me mettra à même de répondre plus catégoriquement à la proposition obligeante que vous m’avez faite au mois d’août. J’avoue franchement que cette attention du comte me surprend, parce que je ne la crois point dans son caractere, plus enclin à la bonté et à la générosité qu’à la justice.

Je suis beaucoup plus content de Popo depuis que je lui ai associé son cousin, qui est d’un caractere plus docile et d’un tempérament plus froid. L’amitié, la conformité d’âge, la parenté, la patrie forment autant de liens entre eux que je tacherai de faire valoir. J’ai déjà éprouvé plusieurs fois avec quelle facilité j’obtenois de Popo par la mediation ou l’exemple de son cousin, ce que j’avois bien de la peine à obtenir directement avant notre réunion. Le tems m’apprendra si j’ai trouvé le moyen de profiter des avantages de l’émulation, sans encourir les inconvéniens qui en sont ordinairement la suite. Tous leurs exercices se font en commun. J’occupe beaucoup Popo comme vous me le conseillez, en éloignant cependant autant qu’il est en moi l’ennui des études austères. J’entremêle les exercices du corps avec ceux de l’esprit. Mais je m’occupe moins des talens agréables que du perfectionnement du cœur et de la raison. Je crois avoir une mesure assez sûre à cet égard, c’est de suivre leur envie de plaire et le dévelopement de ce genre de coqueterie propre aux jeunes gens des deux sexes. Et les prétentions de mes jeunes amis sont jusqu’à présent si bornées ; leur coqueterie est si enfantine que je me reprocherois de faire violence à leur innocence, en leur donnant des leçons dans un art toujours facile lorsqu’on s’y livre par gout. Qu’ils soient bons, qu’ils connoissent quelques bienséances, c’est tout ce que je demande actuellement. Je serois inquiet et mécontent de moi s’ils etoient aimables. Popo est d’un naturel sauvage, son cousin est plus sociable et d’un caractere plus ployable, l’un a beaucoup d’intelligence, une conception prompte, mais une attention legère et difficile à fixer ; l’autre a une conception plus lente mais beaucoup de zêle et une attention constante et ferme. L’un est humain, bienfaisant par instinct, par sensibilité, l’autre l’est par raison, son jugement lui fait sentir qu’il est bon de faire du bien. La sensibilité de l’un lui empéchera de faire une faute, elle sera un frein à ses passions : l’autre n’a aucun frein dans ses momens d’ivresse, il déraisonne, il est dur et injuste, mais dès que l’ébulition du sang se calme, sa raison reprend ses droits, et il retrouve son cœur. L’un travailleroit longtems sans etre fort scrupuleux sur la perfection de son travail, l’autre a souvent des momens d’impatience, qui l’éloignent de son devoir et dans lesquels il est mécontent de lui-même ; il voudroit mieux faire, avoir de meilleures idées, il cherchera des heures entieres et ne se résout à adopter une idée médiocre qu’après avoir senti son impuissance de faire mieux. La raison a plus d’empire sur l’un, et l’exemple sur l’autre. Celui-là consulte, écoute et se soumet ; celui-ci plus fier, plus indépendant ne consulte, n’écoute qu’autant que cela lui plait, il ne connoit ni les condescendances qu’impose le respect, ni la confiance qu’inspire un bon raisonnement, il veut juger lui-même ce que vaut un conseil et l’adopte ou le rejette selon la disposition de sa tête mais jamais par déférence. Le physique diffère beaucoup dans ces deux jeunes gens et on ne peut se refuser à regarder les différences de leur être moral comme ayant leur source dans la différence des tempéramens. Je me garderai bien d’étendre davantage ce parallele déjà trop long, je crains de m’etre un peu trop livré au desir que j’aurois de vous avoir pour témoin, pour juge, pour apui.

Pistes bibliographiques

Anne-Marie Bourdin, Philippe Bourdin, Jean Ehrard, Hélène Rol-Tanguy, Gilbert Romme. Correspondance (1779-1786), tome II, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2014, 2 vol ; Gilbert Romme. Correspondance (1787-1788), tome III, ibidem, 2019.

Jean Ehrard (dir.), Gilbert Romme (1750-1795), Paris, Société des études robespierristes, 1996.

Jean-Pierre Poussou, Anne Mézin et Yves Perret-Gentil (dir.), L’influence française en Russie, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2004.

Anne Mézin et Vladislav Rjéoutski (dir.), Les Français en Russie au siècle des Lumières, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2011.

Pierre-Yves Beaurepaire et Pierrick Pourchasse (dir.), Les circulations internationales en Europe (années 1680-années 1780), PUR, Rennes, 2010.