Instruction et régénération de la Nation : l’enthousiasme contrarié d’un maître d’école. (Channay, Côte-d’Or, 1791)

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Très tôt la Révolution s’est investie d’une mission pédagogique majeure : régénérer la Nation. Fils des Lumières, les pédagogues du temps sont convaincus du pouvoir illimité de l’instruction dans la naissance de l’homme nouveau, du citoyen éclairé. La communion enthousiaste des cœurs et l’adhésion rationnelle au projet, voies qui s’opposent alors à la tribune et dans la littérature (Bouquier, Le Peletier, Rabaut Saint-Étienne, Condorcet), trouvent des échos jusqu’au plus profond des campagnes. Conscient de vivre un moment historique et soucieux d’y prendre pleinement part, Jean Picq, maître de pension et d’école du petit village de Channay de 1786 à 1790, prend soin, alors qu’il vient de renoncer à continuer à tenir l’école de son village, d’exposer avec emphase aux autorités révolutionnaires du district de Châtillon-sur-Seine (Côte-d’Or) son sentiment vis-à-vis des premières politiques éducatives révolutionnaires, ses propres méthodes ainsi que son projet pour susciter l’enthousiasme populaire quant à l’instruction. Livrant un portrait noir de l’éducation et de ses fruits dans les écoles rurales de l’Ancien Régime, le zélé « ci-devant maître d’école », volontiers dénonciateur, ne tarit pas d’éloges quant aux bienfaits supposés des exercices publics et des prix civiques décernés par les autorités révolutionnaires. Ainsi, dépassant les logiques du lien éducatif du temps, il fait la proposition de les multiplier, de les inscrire dans la relation éducative qui doit unir le maître à son élève en récompensant les enfants, non plus avec de simples louanges, mais avec ce que le pédagogue Charles Rollin qualifiait avec méfiance de « parures » (décorations, petites sommes). Et, si l’homme donne des assurances de sa pleine adhésion aux premiers temps de la Révolution, force est de constater que les références qu’il vante restent, malgré tout, ancrées dans l’Ancien Régime qu’il condamne. Le Syllabaire ou Livre pour apprendre à bien lire en français, et pour apprendre en même temps les principes de la langue et de l’orthographe est bien connu des libraires et imprimeurs en un temps où, l’idée d’un livre unique à l’usage des écoles, une somme quintessence des livres utiles, fait son chemin. Aussi, si Picq ne peut ignorer que dans chaque district on procède à des distributions de centaines d’exemplaires de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen à destination des écoliers, il ne s’imagine probablement pas que Charles-Gilbert Morel de Vindé, l’auteur de l’œuvre qu’il exalte, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mise à la portée de tout le monde, entreprend alors prudemment de se retirer du champ politique… En outre, en projetant de parcourir la campagne bourguignonne où les écoles sont nombreuses et fréquentées pour aller à la rencontre de la population et se faire le chantre des mérites de l’instruction, Jean Picq paraît méconnaître les intentions premières des révolutionnaires. Parce que l’État-Nation réclame immédiatement ses citoyens, « l’homme fait » constitue, par nécessité, leur première cible, contrairement aux enfants, plus malléables. Les considérations et la demande de l’idéaliste ou obséquieux Picq sont restées lettre morte. Ce sont ces autorités qui lui refusent même l’année suivante la fonction de secrétaire-greffier à Channay. C’est que, pour les autorités d’alors, l’enthousiasme, même quand il n’est pas feint, n’est pas sans danger : capable d’aveugler, d’aliéner les esprits, l’enthousiasme se doit, pense-t-on, d’être raisonné pour ne pas être au service de l’erreur et permettre de populariser, dans une éducation civique critique, les droits et les devoirs de chacun (Condorcet).

Transcription

Lettre du maître de pension Picq, 26 avril 1791

AD Côte-d’Or, L 1499

Département de la Côte-d’Or.                                                 

District de Châtillon.

Commune de Channay.

À Messieurs,

Messieurs les administrateurs du département de Côte-d’Or.

Messieurs,

Ma plus grande ambition étant de répondre autant qu’il peut dépendre de moi aux vues salutaires de l’auguste Assemblée nationale et à votre désir ardent à procurer le bonheur du peuple, quand il aura sentit, par quelques essais, les grands avantages qu’il peut tirer pour ses propres intérêts, lorsqu’il sera instruit ; ce qui tournera au maintien de la Constitution et au bonheur de toute la société.

C’est dans ces vues si salutaires que j’ai l’honneur de vous adresser la présente qui renferme mes observations sur l’instruction des enfans des campagnes, d’où il faut conclure que c’est dans les enfans qui sont susceptibles d’instruction qu’il faut jetter cette semence sacrée, afin que l’ayant reçue, elle germe dans ces cœurs tendres et que se fortifiant de plus en plus, elle produise le fruit qu’on en doit attendre et alors on verra une régénération universelle…Et à fur à mesure que les hommes s’instruiront de leurs droits, ils apprendront à connoître attendu qu’il n’y a de droits pour aucun qu’il n’y ait de devoirs à remplir pour respecter ceux des autres ; et par ce moyen le but de toute association politique s’accomplit.

C’est pourquoi, Messieurs, j’ai l’honneur de vous témoigner que votre délibération du 14 novembre 1790 au sujet des prix des écoliers de ce département a déjà produit un effet admirable, dans les villes et bourgs, où on en a suivi l’exécution et notamment dans les villages de campagnes, surtout à Channay, petit village du district de Châtillon-sur-Seine et du canton de Laignes où moi seul j’ai présenté douze de mes élèves âgés de 5, 6, 7, 8, 9, 10 et 11 ans devant la municipalité dudit Channay le 6 mars dernier, lesquels ont, dans un exercice public, récité par cœur les droits de l’homme et du citoyen avec les articles de Constitution décrétés au mois de septembre 1790 ainsi que différents discours sur la nécessité de la convocation et l’établissement de l’Assemblée nationale et quel est son grand travail et d’autre encore, sur l’avantage d’être instruit, et ils ont donné la plus grande satisfaction qu’on en pouvoit attendre en répondant de la manière la plus édifiante ce qu’il leur a mérité des certificats d’instruction patriotiques des officiers municipaux dudit Channay, lesquels enfans devoient être exercés derechef le dimanche suivant au chef-lieu de canton en présence de tous les officiers mu(nici)paux de l’arrondissement dudit canton ; ce qui n’a pas eu lieu ; quoique invité par les off(ici)ers mu(nici)paux dudit Laignes, chef-lieu, et après avoir déféré à leur invitation, ils n’ont, lesdits officiers municipaux de Laignes, voulu, ni présider ni effectuer ledit exercice prescrit par votre dit arrêté. Au contraire, ils se sont retirés et les officiers municipaux de Fontaine-lès-Sèches, Bissey-la-Pierre, Cérilly et Channay en ont dressé leur procès-verbal, dont copie vous en a été envoyée et le directoire du district de Châtillon par un arrêté à ce sujet où il est dit que la municipalité de Laignes demeure chargée de rappeler lesdits municipaux de son arrondissement le dimanche 17 avril pour procéder à l’exercice manqué, ce qui n’a pas eu lieu encore, parce que cela n’auroit pas fait le même effet que le dimanche 13 mars où tous les officiers municipaux étoient asssemblés audit Laignes attendu que dans les campagnes, les enfans sont occupés aux travaux champêtres (leur unique ressource pour vivre) dès le commencement du mois de mars jusqu’au mois de novembre suivant chaque année et les habitants des campagnes n’envoyent leurs enfans à l’école chaque année que depuis le 1er novembre jusqu’au 1er mars, qui est le tems de la plus rigoureuse saison de l’année, et il n’est pas possible que les enfans soient suffisamment instruits et pourquoi ?

Parce qu’ils n’ont pas le tems nécessaire, et parce que les pères et mères, la plus grande partie dans les campagnes, ne connaissent ni le prix ni l’avantage de l’instruction. Pourquoi encore ? C’est que dans les campagnes il y a beaucoup de pauvres et d’ignorants et il en résulte de là que les enfans croissent en âge et en ignorances mais, capricieux, insolens, fainéant et indociles et par conséquent mauvais citoyens. Et une partie, qui est le plus grand nombre, sont réduits à la mendicité, par leur paresse et ignorance…

Mais il faut espérer que la révolution française opérera au plus heureux effet dans la suitte en changeant les mœurs du peuple ignorant et grossier. Lorsque les jeunes gens, c’est-à-dire les enfans des campagnes, seront instruits par des maîtres zélés pour l’éducation des enfans et qui sachent les enseigner méthodiquement.

On ne peut selon moi trouver une meilleure méthode pour cet effet qu’un petit livre qui a pour titre : Livre pour aprendre à bien lire en français, et en même tems les principes de la langue et de l’orthographe qui sera imprimé à Châtillon chez Monsieur Cornillac et qui est approuvé par Monsieur Daimard, chantre et chanoine de l’église de Paris en 1777 et enjoindre à tous ceux qui seront chargés de l’instruction des enfans d’en faire usage et pour s’en servir avec le meilleur succès, il faut le faire apprendre aux enfans par cœur en leur donnant des petites leçons, tant pour ce livre que pour tous autres qu’on jugera les plus utiles pour ce sujet. Et par ce moyen-là, les enfans seroient en état de rendre compte de ce qui auroit apris chaque année, c’est-à-dire chaque hyvers au sortir des écoles, ce qui seroit une satisfaction, tant aux parents des enfans qu’aux m(aî)tres qui les auroient instruits.

Mais comme les enfans sont aisés à contenter et qu’ils ne sentent pas le prix et l’avantage de l’instruction, il faudroit les encourager par des petits prix à titres de récompenses, en leur délivrant tous les mois, tantôt une décoration, tantôt une petitte somme après les avoir exercez dans un exercice public, en présence de leurs municipalités respectives : c’est là le meilleur moyen de donner de l’émulation tant aux maîtres d’écoles de campagnes qu’aux écoliers et comme les enfans aiment la nouveautée, les prix qu’ils leurs seroient donnés serviroient pour leur acheter des livres qu’il leur seroient nécessaire, ce qui seroit un petit avantage pour le débit de ces livres, dont il semble aujourd’huy que les écrivins patriotes s’efforces d’en faire. Et pour cet effet, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mise à la portée de tout le monde par Monsieur Morel de Vindé est un livre des plus utiles que nous n’ayont pour les enfans lorsqu’ils ont apris les principes de la lecture et tous autres qui seront trouvés bons pour former les mœurs des enfans et pour instruire tous ceux qui ne le sont pas.

Et pour faire la délivrance des prix dont il a été parlé plus haut, il faudroit que, chaque municipalité pris dans ces revenus communeaux une petite somme suivant le nombre des enfans et que cette somme pu seulement suffire pour l’achat des livres nécessaires aux enfants.

Enfin, Messieurs, comme l’exemple a plus de force que les paroles, et que le peuple des campagnes ne croit pas aisément les remontrances qu’on lui fait, je supplie l’assemblée administrative du département de la Côte-d’Or, si elle le juge convenable au bien public, de me permettre d’aller dans toutte l’étendue de son département et dans d’autres si faire se peut, avec moi deux enfans de mes écoliers, l’un âgé de 5 ans l’autre de 8, pour publier dans tous les bourgs et villages de campagnes l’utilité d’être instruit, dont ces deux enfans réciteroient et publiroient par cœur et d’une manière admirable les droits de l’homme et du citoyen et les expliqueroient suivant Monsieur Morel du Vindé, ainsi que les articles de Constitution décrétés au mois de septembre 1790 et feroient des discours d’exortation au peuple et aux enfans, ce qui fixeroit la plus grande attention du peuple qui entendroit des enfans de 5 et 8 ans s’exprimer aussi bien et mieux que certains prédicateurs et ce seroit aussi le vrai moyen de donner de l’émulation aux pères et mères pour faire instruire leurs enfans et aux enfans, l’envie et le désir d’être instruits.

Voilà, Messieurs, où tendent mes vues et mon intention, de publier au peuple de campagnes les choses qui lui sont absolument nécessaire, tant pour son utilité particulière que pour le bien général. Et, si l’auguste Assemblée nationale nous a racheté de l’esclavage affreux où nous étions plongés et perdus sans réponses, en nous faisant recouvrer nos droits, c’est donc à nous de nous en montrer dignes en apprenant les devoirs que ces droits nous prescrivent, c’est alors qu’il faut publier dans ces jours de salut et de régénération les grandes merveilles qu’a opéré la révolution française et je mourrai plutôt que commettre et consentir la violation. Je me suis dévoué à la patrie sans réserve et volontairement j’ai tout quitté, parent et amis, pour me rendre à Paris le 14 juillet dernier et pour soutenir notre sainte Constitution et pour me souvenir à jamais de ce grand jour, j’ai obtenu la décoration de la fédération généralle des Français. Oui… à jamais je continuerai mes vœux au ciel afin qu’il concerve et protège sans cesse mes augustes représentants et administrateurs et les administrateurs de la loi salutaire des Français.

Et avec la fraternité la plus sincère, je suis votre très humble et très obéissant serviteur.

[Signé] Picq, m(aî)tre de pension et d’(éco)le de Channay.

À Channay, le 26 avril 1791.

Pistes bibliographiques

Alain Choppin, « Le manuel scolaire, une fausse évidence historique », Histoire de l’éducation, n°117, janvier-mars 2008, pp. 7-56.

René Grevet, « L’école de la Révolution à l’épreuve de l’utopie réformatrice », La Révolution française, 4 | 2013, URL : http://journals.openedition.org/Irf/794 ; DOI : 10.4000/Irf.794.

Bernard Grosperrin, Les petites écoles sous l’Ancien Régime, Rennes, Ouest-France, coll. « de mémoire d’homme », 1984.

Dominique Julia, Les Trois couleurs du tableau noir, Paris, Belin, 1981.

Côme Simien, « Des maîtres d’école aux instituteurs : une histoire de communes, de République et d’éducation entre Lumières et Révolution (années 1760 – 1802) », thèse sous la direction de Philippe Bourdin, Clermont-Ferrand, 2017.